Par Dominique SOPO, Président de SOS Racisme


Beaucoup d’encre aura coulé suite au discours tenu le 30 juillet à Grenoble par le chef de l’Etat, discours aux accents mâles dans lequel il mettait notamment en avant la volonté de rendre possible la déchéance de nationalité pour les criminels d’ « origine étrangère ». Étonnamment, l’essentiel des commentaires et analyses se sont situés sur le terrain choisi par Nicolas Sarkozy : celui de la sécurité.

Mais les propositions du Président de la République, relayé dans l’outrance par quelques chevau-légers du Gouvernement et de l’UMP, n’ont qu’un très lointain rapport avec le thème de la sécurité. Qui d’ailleurs pourrait croire en toute bonne foi que la possibilité de déchoir quelqu’un de sa nationalité, en raison de crimes pour lesquels il risque la perpétuité, deviendrait une variable dissuasive ? Qui pourrait croire en toute bonne foi que Brice Hortefeux, en proposant l’extension de cette mesure aux personnes coupables d’excision ou de traite humaine, soit pris d’un soudain élan de compassion pour les femmes brisées et martyrisées par un ordre patriarcal ou mafieux sordide dont nul n’avait remarqué qu’il préoccupât particulièrement jusqu’ici notre ministre de l’Intérieur ?

En réalité, derrière cette exacerbation des peurs de la société, une bataille fondamentale se dessine et se joue : celle de la conception de la nation. C’est pourquoi le débat actuel ne doit pas être accepté tel qu’il est présenté mais doit être replacé dans la lignée des débats initiés ces derniers mois. Il y a une redoutable cohérence entre le débat sur l’identité nationale, la « bouc-émissarisation » des roms et des gens du voyage – où l’on vit un chef d’Etat tenir une réunion de stigmatisation sur une catégorie construite fort opportunément et réduite pour la circonstance à une dimension ethnique – et aujourd’hui la volonté de déchoir de leur nationalité des citoyens français. Car, dans chacun de ces moments, un même récit a été raconté de façon plus ou moins subliminale : il y a au sein de notre société des personnes aux origines « extérieures » qui posent problème et ces personnes n’appartiennent pas à la nation française, fussent-elles en possession de papiers d’identité français.

Ce qui est en train de se nouer, à travers l’annonce de mesures s’apprêtant à faire entrer dans notre droit la déclinaison pratique de la thématique préférée du Front National – selon laquelle il y aurait des Français de souche et des Français de papier -, c’est le choix entre une nation ethnique et une nation politique. Or, la nation française, à l’exception de quelques lugubres parenthèses, s’est toujours définie, conformément aux idéaux de 1789 et de la République, comme une communauté politique dans laquelle aucune distinction ne pouvait être opérée entre les citoyens en raison de leur origine. Dans la nation française, il n’y a pas de citoyens accueillis mais des citoyens pleins avec tous les droits inaliénables et les devoirs y afférant. Certes, un étranger devenu français par naturalisation peut en son for intérieur se sentir accueilli par sa nouvelle communauté politique. Il cesse néanmoins, devant la loi, d’être sur une terre d’accueil le jour où l’espace national est devenu le sien.

Mais là où la dimension ethnicisante qui nous est servie apparaît dans tout son éclat, c’est lorsque les propositions fardées du souci de protéger les Français s’orientent vers les Français d’origine étrangère de la « deuxième génération » à qui, à en croire Eric Besson, serait réservée une disposition : s’ils ont été des mineurs délinquants, ils ne deviendront plus automatiquement citoyens français à leur majorité. Il n’est pas ici besoin de s’arrêter sur le flou des catégories mobilisées. Car, par quelque bout et sous quelque périmètre que l’on entende cette mesure, elle nous fait entrer dans une racialisation de la nation française puisque, génération après génération (car il n’y a aucune raison logique ou pratique de s’arrêter à la « deuxième » génération), certains Français pourraient ainsi, fussent t’ils nés sur le territoire national et issus de parents français, se voir retirer leur nationalité s’ils n’ont pas l’heur de disposer d’un nombre suffisant de quartiers d’une « francitude » que l’on imagine sans mal, en contradiction avec l’esprit de notre Nation, se confondre avec la proportion des ascendants blancs et catholiques dont chacun pourra exciper.

Pourquoi Nicolas Sarkozy, au risque de mener la droite vers un ravin moral et électoral et de plonger la nation dans les eaux saumâtres d’un funeste ethnicisme, se lance t’il dans cette voie ? Certains lui prêtent des penchants racistes. Raciste, il ne l’est assurément pas. Mais il dispose, pour reprendre l’expression de Sartre, d’une capacité illimitée à « s’infecter de son propre mensonge ». Et Nicolas Sarkozy a compris qu’une frange substantielle des élites – notamment celles qui le soutiennent – avait hâte d’ôter toute légitimité citoyenne à des parties de la population dont la montée en puissance crée une indicible crispation sociale et identitaire. Car ces élites craignent pour le monopole dont elles jouissent sur les positions sociales les plus élevées, de même qu’elles sont attachées à un « esprit » français à dimension ethnique qui n’est pas sans rapport avec le sourd et lointain écho d’un colonialisme dont les rapports, « si ça continue comme ça », risqueraient de se trouver symboliquement et socialement perturbés voire – effroi aussi suprême qu’irrationnel – inversés.

Il faut ici se rappeler que la définition politique de la nation s’est épanouie dans le chaudron de la Révolution et de l’abolition des privilèges. Délicieux parallèle de remarquer que se trouve aujourd’hui pointée, dans la capacité à donner son opinion et à impulser des débats, l’illégitimité de ceux qui viendraient corrompre la Nation française (les musulmans, les gens du voyage, les noirs,… dont le pouvoir tient pour infamie qu’ils évoquent les discriminations qui les frappent) comme jadis les roturiers – Gaulois – étaient censés avoir un pouvoir de corruption sur la noblesse prétendument franque, laquelle affirmait se confondre, à l’exception de tout autre corps, avec la Nation.

Mais derrière cette thématique de la corruption, c’était déjà bien la question des privilèges qui se posait. Car faire Nation, c’est également donner sa place et sa dignité à chacun et donc redistribuer les richesses, question qui apparaissait à ce point fondamentale au siècle des Lumières qu’elle se trouvât insérée dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Évidemment, les élites ne peuvent, dans un espace démocratique, espérer maintenir leurs privilèges et l’insuffisance de la redistribution qu’en s’appuyant sur une majorité politique. D’où cette stratégie qui consiste à jeter en pâture à l’opinion publique des boucs-émissaires ethnicisés afin de faire oublier à cette même opinion – mais la tient-on à ce point pour aveugle ? – que la France, au profit de quelques-uns, est un pays figé et privé de toute fluidité sociale, un pays dans lequel les classes sociales les moins favorisées se trouvent écrasées sous le talon de fer d’une élite jalouse de ses privilèges. Nicolas Sarkozy, agent politique du renforcement des dits privilèges, tente dans la présente séquence politique d’éluder son incapacité à soumettre un projet politique grâce auquel chacun aurait la faculté de s’épanouir. Et lorsque l’on ne peut pas dire au peuple où l’on va, on le gave jusqu’à la nausée avec la soupe des origines.

L’arc républicain, et cela vaut avec une acuité toute particulière pour la gauche, aurait tort de mésestimer ce débat en se réfugiant derrière le fait qu’il n’accouchera au pire que d’une souris législative. Il est en réalité au centre d’une capacité de changement pour la France. Car, derrière les provocations racistes à l’œuvre, se joue la question de l’inclusion pleine et entière dans la communauté nationale de franges de la population qu’il serait tentant de vouloir tenir en lisière. Tentation qui n’épargne pas les élites de gauche dont la discrétion de violette ou les réparties convenues de ces dernières semaines tendent à laisser penser qu’elles ont acté que le racisme était à combattre avec tact et délicatesse auprès des Français. A moins, pire, qu’elles ne soient pour partie animées, sans oser se l’avouer, du lâche soulagement de voir Nicolas Sarkozy faire le « sale boulot ». La gauche doit se souvenir qu’en 1936 le Front Populaire, avec ses mots, posait la question de l’intégration politique à la République de la classe ouvrière. A l’approche des élections présidentielles de 2012, se pose pour elle une question d’une nature similaire. Et revenir à ce qu’est une nation, c’est aussi briser la réalité d’une République monarchique et faire entrer pleinement dans une ère d’égalité et de dignité tout citoyen français, quelles que soient son origine ou sa condition sociale.